Culture
La compteuse de poisson et le conteur d’histoire : quand théâtre et science font bon ménage

Faire se rencontrer science et théâtre, un exercice un peu fou mené de main de maître par Binôme, porté par la compagnie Les sens des mots. D’un côté, Pascale Chabanet, chercheuse à l’IRD en écologie des poissons récifaux, et de l’autre, l’auteur malgache Jean-Luc Raharimanana. De leur rencontre, naît une pièce de théâtre sous forme de fiction poético-scientifique au large des côtes réunionnaises, nous invitant à poser un regard inhabituel sur la science et ceux qui la font. Thibault Rossigneux, directeur artistique de Binôme et également l’un des acteurs, nous en dit plus sur ce pari un peu fou (Photos DR et V.W).
Avec ce spectacle, vous nous invitez à découvrir de façon non didactique et originale que la science devient une source féconde d’inspiration pour le théâtre contemporain. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Depuis 2010, la compagnie Les sens des mots développe une collection de spectacles appelés Binômes et dont il existe à ce jour 52, tous créés sur le même format. La compteuse de poissons et le conteur de mots n’est pas un spectacle pensé comme une œuvre de vulgarisation mais plutôt comme une œuvre artistique, une ouverture vers la société civile afin d’apporter un autre regard sur la science et ceux qui la font. La base repose sur une commande en écriture à un auteur ou une autrice à la suite de sa rencontre avec un chercheur en science, et il est intéressant de voir comment cet auteur s’empare de la question scientifique pour en faire une œuvre de fiction.
Sommes-nous ici dans le registre de la fiction ?
En général, le cahier des charges des auteurs n’est pas restrictif. On leur demande juste d’écrire une pièce pour trois voix, d’une durée d’une demi-heure. Si certains sont sur un récit fictionnel, d’autres partiront sur une œuvre plus poétique. Pour ce spectacle, il y a un récit au cour duquel s’installe une fiction, une recherche, une quête comme un voyage initiatique. Celui de Pascale Chabanet et de Jean-Luc Raharimanana qui relatent leur incroyable rencontre sous-marine. On ne va pas dire qu’il y a un fil rouge linéaire d’une narration classique dramaturgique mais c’est davantage une œuvre fictionnelle pure qui pourrait prendre vie, même en dehors du concept Binôme.
À quoi doit-on s’attendre sur scène ?
Surtout à rien (rires). Il faut arriver vierge et curieux, c’est très important à mon sens. Le principe de Binôme c’est qu’il n’y a pas d’attendu. Nous sommes trois acteurs sur scène : Sandrine Lanno, Daniel Blanchard, et moi-même sur une mise en lecture de Paola Secret, assistée de Laure-Estelle Nezan. Le public va d’abord entendre 12 minutes d’extraits du film de la rencontre entre Pascal Chabanet et Jean-Luc Raharimanana pour contextualiser le projet. Ensuite, chaque spectateur va devenir auteur de ce qu’il va se passer et se demander comment l’auteur peut faire œuvre de fiction à partir de cet échange. C’est ce que je trouve beau et magique car on donne presque à voir aux spectateurs les ficelles de la création dramaturgique. Pour rentrer dans la matière de Binôme, il est indispensable que le public ait d’abord accès à la rencontre pour se faire son film, s’approprier le récit et s’y projeter.
Quid de la partie musicale et vidéo ?
On travaille avec Jules Poucet et l’artiste réunionnaise Dilo, et on intègre également des vidéos sous-marines et d’échanges filmés entre Pascal et Jean-Luc. On la voit évoluer dans son milieu dans ses fonctions d’ictyologue, spécialiste des poissons et des coraux. Tout cela forme un tout afin d’emmener le public dans une immersion à la fois scientifique et poétique et lui faire découvrir que le monde du silence ne l’est pas totalement contrairement à certaines idées reçues. Il y a une vie sonore absolument géniale avec des bruits plus subtils et différents notamment dans les grands fonds, et qu’on essaie de reproduire dans la pièce à notre manière en poésie par la musique et la langue. On espère que le spectateur nous accompagnera dans ce voyage d’une demi-heure et au-delà, car une fois la représentation terminée, il y aura un temps d’échanges en présence de Pascal Chabanet et de l’équipe artistique.
À l’heure où on parle beaucoup de changement climatique et de protection de l’environnement, est-ce une façon de sensibiliser le public ?
Tout à fait. Tous les moyens sont bons pour faire monter à bord les gens de ce combat qu’on doit tous mener. Nous artistes, nous le faisons avec nos armes mais pas de manière frontale parce que je crois davantage à un travail sensible par le biais d’une proposition artistique, par un moment partagé, une reconnection à un certain vivant. On donne à ressentir aux gens ce que nous percevons de cette fragilité pour leur donner encore plus envie de préserver ces endroits magiques que nous avons la chance d’avoir mais qui ne nous appartiennent pas. Or, il est important de préserver cet héritage que nous laisserons aux générations futures.
Quel type de public visez-vous ?
Nous avons des publics extrêmement variés, ceux qui s’intéressent au volet scientifique, d’autres à l’écriture contemporaine et enfin un public qui vient uniquement pour l’originalité de l’exercice Binôme et la curiosité de cette la rencontre improbable entre la science et le théâtre. Il y en a un peu pour tout le monde et chacun est libre de venir avec ce qu’il a envie et de repartir avec ce qu’il pourra récupérer de cet exercice un peu fou. Nous avons joué cet été au festival d’Avignon en plein air et ce fut troublant de voir comment une grande partie des spectateurs y a été extrêmement sensible, c’était au-delà de ce qu’on pouvait imaginer. Nous en espérons également un très bel écho à La Réunion.
Au-delà du spectacle en lui-même, espérez-vous susciter des vocations chez les jeunes ?
Lors de nos précédentes représentations, des jeunes ont pu rencontrer pour la première fois des scientifiques et des auteurs en chair et en os pour comprendre un peu mieux leur métier au même titre que les acteurs, les musiciens, les techniciens. Au moment de leur parcours où ils doivent choisir ce qu’ils feront dans la vie, ça peut être une manière de les éclairer et surtout de montrer que le décloisonnement peut être une solution. La société l’est un peu trop à mon goût avec d’un côté les scientifiques, de l’autre les littéraires par exemple et ce n’est pas forcement la solution.
Au 16e siècle, les chercheurs présentaient leurs recherches scientifiques sous forme de poésie, en vers. Leur cerveau était tellement bien fait, qu’ils étaient capables d’être à la fois d’éminents chercheurs et d’incroyables poètes. Aujourd’hui, on se rend compte que pour parvenir au même résultat, il faut réunir deux cerveaux : un chercheur et à un poète, c’est dire si notre société est cloisonnée ! Avec Binôme, on espère d’une certaine manière renouer avec cette poésie scientifique et si on y parvient, notre objectif sera atteint !
La compteuse de poisson et le conteur d’histoire à la Fabrik ce jeudi 1er décembre à 19h et vendredi 2 décembre à 20h
• En représentation hors les murs :
Dimanche 4 décembre à 17h à Kélonia – En partenariat avec la Réunion des Musées Régionaux
Mardi 6 décembre à 16h sur le site universitaire du Tampon – En partenariat avec l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (l’Inspe)
Mercredi 7 décembre à 16h sur le site universitaire de Bellepierre – En partenariat avec avec l’Inspe
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